04/06/2017

DE RETOUR DE CANNES

  

  



On a quitté la spirale folle à la vitesse d'une autoroute du soleil malgré tout ralentie par les embouteillages – comme s'ils étaient là pour nous rappeler le retour imminent du quotidien. On a enchaîné sans possibilité de pause par autre chose, et c'était un peu violent. On a laissé quelques jours passer, sans retourner au cinéma ni même sans voir de films. Pour se rendre compte réellement de ce qui est resté, de ce qui s'est niché confortablement dans un coin de notre tête, au côté des images qui sont déjà là.

Un gâteau trop beau pour être vrai ?
Un festival de cinéma est un gros gâteau appétissant fait de plusieurs couches aux saveurs différentes, et on en a tellement mangé que certaines se sont faites un peu envahir par d'autres plus fortes en goût. Attention aussi à l'indigestion : à force de manger avec autant d'appétit, est-on encore capable de différencier telle ou telle saveur ? C'est toute la crainte et la curiosité d'un festival de cinéma vécu dans sa totalité : un buffet à volonté avec la recherche, en fond, de la cerise sur la gâteau.
Arrêtons là les métaphores culinaires. Il est nécessaire de revenir sur ces onze jours de cinéma, 26 films vus au total, pour faire un peu de tri, pour essayer de répondre à des questions qui nous ont titillé alors que nos yeux étaient rivés sur l'écran du Palais des festivals. Pourquoi ce film est en compétition et pas un autre ? On a cherché la réponse comme si elle expliquerait des choses aussi sur nous-même. Après quelques jours de festival, comme le bof était de mise, on a commencé à douter de sa propre sensibilité. Et si c'était moi, en fait, qui n'étais plus capable de recevoir une histoire et de voyager avec elle ? L'effrayante pensée que le cinéma ne pourrait plus marcher.
On vit chaque journée de festival à la recherche d'une pépite comme d'autres cherchent de l'or – et tout ça n'est pas de tout repos, surtout à Cannes. Mais cette année, pas de coup au cœur gros comme un monde (bleu, suivez mon regard vers la lune), pas de Mommy ou de Divines arrivant par surprise en nous terrassant. Peut-être parce que des pépites d'or, on n'en trouve pas dans toutes les rivières, et que c'est pour ça qu'elles sont rares. Si il n'y avait pas de films moyens, imparfaits et incomplets, les chefs-d'œuvre auraient moins d'effets.


De la difficulté du vrai visage.
Penchons-nous donc un instant sur ce qui a raté. Une des fréquentes erreurs surtout en ce lieu pompeux est d'utiliser le cinéma comme instrument poseur qui se donnerait un genre. Quand le faiseur d'images s'appelle Haneke ou Ozon, et donc que son nom est devenu invincible, il peut croire qu'il lui est possible de tout filmer et que le résultat sera forcément merveilleux. Pas de bol, les loulous. Le choix de nous parler en murs facebook et sms dans Happy End nous laisse stoïques et creuse définitivement le fossé entre nous et les personnages. Claudio Capéo ou les Fréro Delavega en fond sonore ? Certains vont dire que le populaire est sublimé par l'auteur. Ce serait très bourgeois comme démarche. Joachim Lafosse utilisait « Bella » de Maître Gims dans L'économie du couple (2016), et la chanson était prise pour ce qu'elle est : une musique aimée des jeunes de l'âge des fillettes de l'histoire, qui devenait partage et communication le temps d'une scène pleine de grâce. La distance est partout dans Happy End, à l'image de ces écrans qui font barrage, et toute cette famille peut bien crever, on s'en fout un peu. C'est quand même un problème, vous ne trouvez pas ?
Quant à François Ozon, je suis curieuse en général de voir son cinéma ; je connais ses obsessions, elles me font sourire, c'est bien qu'il en ait, il ne serait pas lui sans. Mais là. C'est lui qui aurait du se regarder dans un miroir : où a-t-il trouvé cette histoire ? A dédoubler son/ses personnage/s ainsi, sous couvert de psychanalyse, il touche au ridicule. Ses métaphores sont grosses comme des montagnes : le chat, les œuvres exposées dans le musée où l'héroïne travaille, la gémellité pour dire l'intériorité complexe. Il prétend, par son premier plan #originedumonde, explorer l'intimité féminine. Il n'arrive qu'à en émettre un propos assez douteux, et il noie ça sous un twist tout aussi grossier. Empruntant par ci par là au genre fantastique, horreur ou gore – on ne sait pas trop, en fait – il ne nous reste que l'envie, devant cette héroïne souffrant de maux de ventre, de sortir quelques punchlines du style, François, laisse le ptit alien dans le bidou de Sigou, stp, et arrête de chiper les jouets des autres.

Le sujet choisi ne fait pas tout si les personnages ne vibrent pas par tous les pores : Jupiter's moon évoque les migrants mais s'enlise dans sa métaphore en lévitation, Frost parle de la guerre en Ukraine mais se coltine deux visages lisses et fades pour faire figure de bénévoles humanitaires, sur une route ennuyeuse alors qu'elle est, dans la réalité, semée de dangers.
Un film doit être sincère. Son personnage doit être un COEUR, dans le sens agité de convulsions qui lui sont propres, investi d'être lui, et il doit nous être limpide, pas dans sa biographie, mais dans son/ses état/s d'individu, et la mise en scène doit nous en offrir une lecture claire.

LOL Michael hé on n'y a même pas cru à ta blague
Coucou ! J'ai rien à faire là mais c'est marrant


Enfin, la rencontre, entre étouffements et rêves.
C'est tout à fait le cas de Joe, dans You were never really here de Lynne Ramsay. Le personnage est dépeint avec les traumatismes qui l'habitent et le suivent quotidiennement : des images, presque subliminales, se collent à ses trajets d'adulte. Ses regards évanouis, ses bras ballants nous apparaissent clairement comme une définition littérale : l'enfant a été secoué, l'adulte en est resté profondément abîmé. C'est une voix intérieure qui ouvre le film : un enfant compte et recompte pour lui-même. Et puis un visage, qui semble s'entraîner à respirer sous un sac plastique. On nous dit, en introduction, cela va être dur, mais on va essayer de s'en sortir. Joe est un homme de main embauché pour retrouver des gens ou s'en débarrasser. A part sa mère, rien ne semble le faire vraiment réagir, et ses pensées noires le suivent comme des têtes chercheuses. Jusqu'au drame, et jusqu'à la rencontre avec une autre abîmée de la vie. Il aura fallu attendre le dernier jour de la Compétition pour trouver un personnage qui nous soit enfin raconté de la bonne façon et avec lequel on se sente intimement proche. Des images sensitives et un être incarné – merci Joaquin Phoenix pour son incroyable densité de jeu, il est bien sûr une des pièces qui permettent la réussite du portrait.



  A un moment, dans cette course aux images, avec en moyenne deux films par jour, forcément, on voit apparaître quelque chose qui est soi, avec les bons atours. C'est fabuleux comme moment celui où l'on se dit ah ! C'est moi ! Sans que cela soit exactement le cas bien sûr.
Le hasard fait bien les choses et il a mis sur notre route, en premier de séance, un court-métrage brésilien, à un moment où l'on n'avait le temps de n'en voir que deux et d'abréger la projection, programme cannois oblige. Nada de Gabriel Martins s'ouvre avec un travelling brassant le lieu et son foisonnement : une rue et ses passants tous occupés à leurs activités quotidiennes. Deux circulations pour ce travelling, un mouvement d'observation de la routine des gens, et un mouvement qui dessine un trajet, une route. Tous s'évertuent à tracer celle de Bia, tout juste 18 ans. Ses profs, la conseillère d'orientation qui se pointe en plein cours avec son micro, pour être sûr que sa voix – celle de la norme – sera bien entendue. Les camarades de Bia savent ce qu'ils veulent faire , orthodontie, ah oui c'est bien tu as déjà un beau sourire, #blaguedeconseillèredorientation, médecine, ah oui c'est bien médecine ... Les parents de la jeune fille ne sont pas dans le conflit ou l'obligation, mais quand même, elle pourrait passer le BAC, ça ne coûte rien. Mais tout coûte, tout prend du temps. Bia ne veut rien d'autre que son rap, qu'elle fredonne dans sa chambre. Rien dans tous ces chemins tracés d'avance par les autres ne lui fait sens. Le réalisateur offre un personnage et son individualité en quelques minutes, assise à sa table de classe, casque sur les oreilles dans les couloirs surpeuplés, devant les bougies du gâteau d'anniversaire qu'elle ne veut pas souffler. On la saisit elle au milieu de ce monde de la norme qui est aussi le nôtre, et Bia a les tripes de même seulement souhaiter autre chose. Son bonnet « troisième œil » fait presque d'elle une sage voyant mieux que les autres aveuglés par leur horizon pré-tracé. C'est le premier cœur que l'on a vu battre à Cannes cette année, le premier souffle d'une révolution pour la survie des rêves.
Débuter par un travelling contextuel, pour ensuite dessiner le trajet d'une personne ne voulant que ses propres envies : c'est le mouvement que doit créer le cinéma. Mettre les choses en opposition, et montrer que l'on peut voir plus loin. Ce film est une promesse d'avancée, pour Bia, au début de sa vie d'adulte. Pour le cinéma aussi, et cela révèle un geste de jeune réalisateur que l'on espère retrouver bientôt : tout est encore à venir.

"Et ça vaut le coup ?" A mort que ça vaut le coup Bia

  Ce trajet entre le quotidien et le rêve, un autre film l'a emprunté. Patti Cake$ raconte l'ascension de Patricia, alias Patti Cake$, qui ne vibre également que pour le rap. Le film s'ouvre par le bling bling du clip dont elle s'imagine être la star aux côtés de son rappeur préféré, et puis le réveil sonne, et c'est le retour dans la morne matinée. Le film a les codes et la construction classique d'un feel good movie, mais qu'est-ce que c'est drôle, plaisant et vibrant. Patti a un meilleur ami pharmacien, qui la lance au micro de son magasin comme on la présenterait sur scène, et voilà les paillettes entre deux rayons de médicaments. Elle a parfois honte de sa mère, surtout quand cette dernière se pointe au bar où elle travaille et commande des shots. Aimée des poivrots et fan de karaoké, la douceur et la mélancolie se devinent derrière cette maman excessive. Patti est aussi un peu ronde. En fait, plutôt très ronde. Elle va devoir se faire respecter deux fois plus, surtout dans un milieu comme le rap. Les battles sont pour le coup un parfait mécanisme scénaristique : ils mettent en relief le combat que va traverser une jeune femme pour être elle. Et réussir, avec la team de ceux qui sont toujours à l'arrière-plan du cadre sociétal, ici ses potes et sa famille. Je vote mille fois plus pour ce genre de film qui fait du bien que pour des films sinistres, poseurs, moyens ou indifférents. Le cinéma est toujours vrai quand il raconte ce qu'il y a entre le quotidien et le rêve, et quand il fait passer ses personnages de l'un à l'autre.

#pochettedalbumdemalade



Les belles intimités émergentes.
  Nous sommes finalement donc arrivés à de vrais visages, intelligemment peints. Avec Joe/Joaquin de You were never really here, deux films se retrouvent sur le podium de la parfaite alliance du fond et de la forme dans la transmission d'un portrait.
Entre soif extrême, noyade et dessèchement, le bel exercice de style de l'actrice Kristen Stewart, de passage à la réalisation avec son premier court-métrage Come Swim, nous dévoile, un peu, ce qu'on pensait bien qu'il pouvait se passer dans sa tête : des murmures, des creux, des remous. Sa personnalité hors norme donne un premier court prometteur. En 18 minutes, un personnage et ses souterrains prennent forme dans la mise en scène par le biais de l'abstraction. Cette abstraction sera aquatique : les souvenirs sont le bruit de gouttes qui tombent, le manque, la tristesse ou la solitude deviennent une peau qui se craquelle sous un puissant soleil, comme le ferait celle d'un homme fait d'argile. Kristen Stewart coupe, répète, garde dans le champ son personnage sur son chemin, qu'on comprend, quel qu'il fusse réellement. Boire la tasse. Prendre l'eau. Être en apnée. Tous ces plans d'eau figurent ces expressions.
C'est assez enivrant d'observer le début dans la réalisation d'une déjà très belle comédienne, sa façon de dévoiler des images, un profil, une histoire et des sentiments sans tout dire, en maniant aussi bien l'art de la métaphore. Métaphore qu'elle file pendant 18 minutes et qu'elle ne lâche jamais. On se pose des questions, et on a hâte de voir la suite du ruisseau, de ce courant si rapide. Thierry Frémaux a annoncé que Stewart avait depuis réalisé d'autres choses. Dans la tête de la méga star américaine, pour qui on peut bien attendre des heures, coule donc une rivière, sinon plusieurs. Un bon début, empli d'intimité et éperdu comme son personnage, et agité également par une grande soif, d'images celle-là.

 


  Il y a des cinémas de la vie de l'humain, une vie pour qui l'on ne doit pas baisser les bras, celle qui remplit tout le cadre, mais dont le hors-champ est peuplé de projectiles agressifs qui l'abîment. Et en effet, pour prélude au portrait, il y a une blessure. La vie qui emplit The Rider de Chloé Zhao, c'est un visage, celui de Brady, dresseur de chevaux du Dakota du Sud. Le film s'ouvre avec sa cicatrice, béante sur son crâne, qu'il s'est faite à son dernier rodéo. Chloé Zaho ne quittera jamais Brady, l'observant pendant tout le film patiemment ; elle ne va pas interrompre ses longs exercices de dressage, car ils sont un prolongement du jeune homme, il ne sait faire presque que ça. Sa douceur avec les chevaux le raconte lui en tant qu'individu. Il y aussi sa façon d'être avec sa sœur, et ses visites à l'hôpital auprès de son ami paralysé suite à une chute de rodéo. Il lui bouge les bras et lui recrée la sensation de rênes de cheval. Il est conducteur, guide et protecteur des autres plus que de lui-même. La caméra sonde toutes ses qualités et les met en lumière. Quand Brady découvre son cheval blessé, qu'il sait à ce moment-là qu'il doit l'abattre, c'est face à lui-même qu'il se trouve : tirer ou ne pas tirer sur l'animal, renoncer ou ne pas renoncer à son rêve de rodéo. Quels sont les rêves assez malléables pour être domptés ?
Chloé Zaho m'émeut pour la capacité qu'elle a à rester proche de l'humain à ce point et à le retranscrire dans une telle douceur.
Elle filme un lieu qu'elle commence à bien connaître, des gens qui ne sont pas acteurs, mais qui, à force de les côtoyer, lui livrent beaucoup. C'était la même démarche immersive quasi documentaire dans Les Chansons que mes frères m'ont apprises, précédent film de la réalisatrice, qui évoquait la question de quitter ou pas un territoire auquel on est viscéralement attaché quand on rêve d'ailleurs. Un lien intime et dangereux à la fois. Pour le Rider, il va s'agir de savoir s'il continue le rodéo au risque d'y laisser son corps. Une vie en l'état – l'acteur s'est réellement blessé à la tête avant le tournage -, qui vient nourrir la fiction de ses richesses et de problématiques précises (la perte d'un proche, le handicap d'une sœur, celui d'un ami, la nécessité de trouver un travail alors que le cœur préfère chevaucher). Une vraie relation d'un frère et d'une sœur qui est là également avant que la réalisatrice décide de poser sa caméra. Un bouillonnement, une envie, qui divisent les pensées d'un jeune gars, on croit même deviner certaines d'entre elles, tellement le cadre est proche, tendre, attentif. Brady, même prénom dans la fiction et dans la vie, a la pudeur et l'intensité rentrée d'un Heath Ledger, la fougue attendrie d'un Vincent Rottiers, mais il est surtout lui. Et il trimballe son monde derrière, sa culture et sa famille. Sous l'œil d'une femme très talentueuse et intelligente, cela donne une fusion de vies, et ça nous happe, nous spectateurs du bout de la chaîne, alors que Brady, le vrai, s'en est retourné à ses bêtes, ne réfléchissant pas au fait, j'en suis certaine, d'être devenu personnage et vecteur d'émotions pour des gens, loin, loin de chez lui. C'est tout l'art du cinéaste, capter une force et la retranscrire. Chloé Zaho a l'art du portrait gracieux.

« Quand tu es un humain, tu dois être vivant. 
Un cheval qui aurait ma blessure, on ne le laisserait pas vivre »


  Des images ont donc résisté à la vague de terne qui menaçait dangereusement le 70ème Festival de Cannes. Elles prennent leur place sur la route de la spectatrice que je suis, comme les cailloux du Petit Poucet. Elles sont devenues souvenirs marquants, et l'on sait l'importance d'une première projection. Qu'on les fête donc, en conclusion, ces images qui ne se sont pas faites dissoudre par l'ouragan cannois, dans toutes ces journées où l'on n'arrivait plus à penser. Sont encore là, vibrants : la peau desséchée et la bouteille d'eau vide du personnage de Come Swim, le sac plastique qui enserre le visage de Joe, le bonnet troisième œil de Bia, les étoiles sur le torse de Brady, le plan de fin sublime de froideur, de démence et d'emprisonnement des Proies de Sofia Coppola, celui de Good Time des frères Safdie qui s'attarde longuement sur le visage fou de Robert Pattinson. Et le duo en live nouvelle star / maman dans Patti Cake$, tiens on dirait Vanessa Paradis et Jeanne Moreau entonnant le Tourbillon de la vie à ce même Cannes. On finira en disant qu'il ne faut jamais, jamais, qu'un film oublie d'osciller vers le cœur, pour que soit conservée la puissance du souvenir de ses images.




Dates de sortie française des films évoqués dans cet article :

Présentés en Compétition :
Happy End de Michael Haneke : 18 octobre 2017
L'amant double de François Ozon : actuellement en salles
Jupiter's moon de Kornél Mundruczó : 1er novembre 2017
You were never really here de Lynne Ramsay : date indéterminée
Les Proies (The Beguiled) de Sofia Coppola : 23 août 2017
Good Time des frères Safdie : 11 octobre 2017

Présentés à la Quinzaine des Réalisateurs :
Frost de Sharunas Bartas : date indéterminée
Nada de Gabriel Martins : voir festival de courts-métrages ?
Patti Cake$ de Geremy Jasper : 30 août 2017
Come Swim de Kristen Stewart : voir festival de courts-métrages ?
The Rider de Chloé Zaho : date indéterminée



Lien pour le palmarès complet du 70ème Festival de Cannes ici




CHARLOTTE










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