03/10/2016

ANALYSE/CRITIQUE : COMANCHERIA (David Mackenzie - 2016)

les Misérables

  Les beaux films cette année se passeront donc sur les routes. A quelques similitudes équivoques, c'est au final une même recherche qu'ils se partagent : celle d'un monde qui serait un peu moins dur, malgré tout le foutoir de notre horizon contemporain qui fait barrage.


Les protagonistes de ce film, Toby et Tanner, deux frères, deux braqueurs, et Marcus et Alberto, deux rangers, sont les quasi jumeaux des héros du film de Bouli Lanners sorti en début d'année Les Premiers, les derniers, et on se rêve à croire qu'ils parcourent la même route. A chaque fois deux duos de chasseurs et de chassés, deux camps qui émeuvent sans arriver à diviser le spectateur.




La mère de Toby et Tanner, en mourant, a laissé un lit vide, et un crédit conséquent à la banque. La solution pour Toby est d'aller chercher cet argent qu'il n'a pas où on le lui réclame : à la Texas Midlands Bank. Il embarque dans son plan son frère, sorti de prison depuis un an. La complicité des deux personnages, effritée par le passage d'années difficiles est très justement évoquée par le duo d'acteurs Chris Pine et Ben Foster, formidables de violence rentrée, de sensibilité chahutée; très fins quand ils invoquent par les jeux le souvenir d'une enfance.
Ce duo va former un convoi de braqueurs d'abord amusants de gaucherie : emprunts de caisses cabossées, billets qu'on va prendre en face entre le plat et le dessert au restaurant et qu'on sert entre ses bras en en laissant échapper plein, c'est Chaplin qui vient de faire le braquage. Cet humour, nous l'avons aussi par le biais de l'autre duo, celui des deux flics : Marcus, à trois semaines de la retraite, ne s'affole pas trop de cette série de braquages, ça l'amuse plus de chambrer son partenaire Alberto, au sang indien et mexicain. Les deux rangers dessinent un binôme gentiment comique à la Dupont et Dupond, ainsi habillés de la même façon : « - Tu peux arrêter de copier mes tenues? - Ce n'est pas ma faute si on a les mêmes chemises, une orange, une beige, une blanche, alors forcément à un moment on se retrouve habillés pareil ».
Ils finissent par attendre, tout simplement, les braqueurs à la prochaine banque sur le chemin – comme si en y songeant, le chemin était clair dès le début...-, car l'intuition de Marcus ne le trompe pas souvent, ce gars-là en a dans les bottes, il a vécu, on la lui fait pas (Jeff Bridges âge indéfini, allure de cowboy qui prend son temps désormais).

Un humour, une décontraction suivis, même pourchassés dès le début du film par une douleur pesante comme un boulet : ce putain de crédit, qu'aurait certainement préféré ne pas laisser dans son testament la mère des deux frères. Ce n'est pas que ça, il y a aussi, et on n'a pas besoin de les énoncer pour les comprendre, plein de choses qui ont capoté dans la vie des frangins : ce qui a conduit Tanner en taule pour dix ans; ce qui a fait que Toby n'a pas vu ses fils depuis un an, qu'il n'est plus avec sa femme, qu'on ne sait pas trop s'il a une maison à lui. Cette douleur-boulet n'est pas propre aux deux frères, elle est présente chez tous les personnages croisés dans le film et offre ainsi un monde de résonances. A l'image de cette jeune serveuse, qui fera la causette à Toby et refusera de donner le pourboire que ce dernier lui a versé au ranger qui lui réclame comme pièce à conviction. Elle l'a trouvé trop sympathique, et plutôt pas mal, pour être braqueur. Mais surtout, un pourboire de 200 dollars, ça va nourrir sa fille, elle peut pas le donner. Cette scène là rappelle la jeune chômeuse de Moi, Daniel Blake (Ken Loach) qui ouvre la boîte de conserve à même le rayon car elle en peut plus, elle a trop faim. La serveuse, Toby, même combat bien qu'ils ne se connaissent pas : ils veulent tous s'en sortir et ils galèrent car on ne leur donne pas de solutions. C'est le lot de tous les personnages du film; d'ailleurs Toby insiste bien auprès de son frère sur le fait qu'on ne braque pas les caissières ou le vieil homme qui attend au guichet, mais la banque elle seule. Un Robin des bois qui prend pour lui quand il ne peut faire autrement. C'est ce qu'on essaye de crier très vite aux personnages qu'on a face à nous : arrêtez de vous tirer dessus, vous livrez tous le même combat. Comme cette scène où leur dernier braquage tourne à la fusillade car ils se sont pointés plus tard que prévu et pas de bol, il y a une file de gens qui attendent aux guichets. Les flics n'ont pas eu le temps d'arriver que ce sont les habitants eux-mêmes qui s'occupent des braqueurs et commencent à leur tirer dessus, puis à les poursuivre en voiture : vue de haut, la voiture des deux frères est alors suivie de toute une rangée de véhicules. C'est drôle comme un gag de l'arroseur arrosé, mais c'est surtout un beau gâchis; il y a déjà des morts. La misère quand elle n'est pas détectée, crée le tragique, et un cercle infernal.
La figure du cercle, nous l'avons dès l'ouverture du film par un travelling circulaire qui présente une employée fumant sa cigarette devant l'entrée de son magasin, fait le tour du parking et se termine avec l'arrivée soudaine de deux braqueurs cagoulés. La boucle est là, annoncée, elle sera leit-motiv de l'existence des personnages, enfermés dans leur cercle comme un serpent qui se mord la queue, semblables car tous misérables.
Le cercle principal du film, le plus vicieux et dévastateur, nous l'évoquions sans y mettre de nom : le cercle économique. Toby n'a pas de travail et il n'est pas le seul dans cette région. Le chômage crée la désertification des villes; créé lui-même par le système capitaliste, incarnée par les banques. Le chômage est le point de départ de nombreuses hypothèques immobilières (le ranch de la famille de Toby dans ce film). Avec ses braquages, et en se faisant reprendre la succession de son terrain par la Texas Midlands Bank, il arnaque et re-rentre dans le même temps dans ce système, qu'il va nourrir ensuite avec ses revenus de propriétaire. Une des raisons pour lesquelles l'enquête à son égard ne sera pas plus poussée, explique sa collègue à Marcus : le cercle économique est content, nourri et peut reprendre son cours. A y réfléchir avec ces mots, on dirait qu'on parle d'un monstre de film de genre; ce n'est peut-être pas anodin, car quand ce cercle se représentera à nouveau dans le film, un serpent viendra rôder aux pieds d'une des victimes de cette mascarade.

Des cercles comme des arènes, prenez par exemple ces « villes fantômes » dont Alberto se demande comment elles peuvent générer des banques; et c'est vrai, on se croirait dans un western, où les villages sont des bourgs avec une seule rue principale dans laquelle se trouvent le saloon, l'hôtel, et les banques. Et où on se tire dessus et où on chasse l'étranger, ou l'indien.
A ce titre Alberto est un autre dommagé collatéral du film, et autre misérable. Son collègue le vanne amicalement tout le temps sur ses origines. Et il est drôle. Et c'est aussi une douleur propre, une douleur de l'Amérique plus généralement, d'un peuple qu'on sait par le passé sacrifié, violenté, traumatisé. Alors qu'ils attendent avec un café les deux braqueurs, Alberto le dit à Marcus : avant, cette ville, c'était son territoire, celui de son peuple. On les a chassés. Il est conscient du jeu des banques, des gouvernements, des conquêtes, même si sa fonction de flic le place un peu de ce côté. Dans la scène où les deux frères vont au casino pour échanger l'argent, Tanner surnomme un homme d'origine indienne de « seigneur des plaines ». L'homme lui répond « seigneur de rien du tout », et lui explique que comanche veut dire « ennemi de tout le monde ». « Comme moi ! » lui répond Tanner. Le fait est que, à l'heure moderne, où les conquêtes et guerres passées sont a priori lointaines, on continue de lutter contre d'autres ennemis. Des ennemis qu'on croit être des ennemis, sur un terrain qu'on croit être celui de la Justice. Non, au final, ce ne sont que des misérables qui s'entretuent entre eux, quand l'entité environnante fait tourner l'argent et s'en félicite. De la même manière que, chez Hugo, les Thénardier devenaient les méchants, sous le poids lourd de la misère. L'image forte et crue de la cervelle apparente d'Alberto, qui s'écroule touché par une balle à la tête, montre le sang d'un peuple qui a coulé, et qui coule encore au 21ème siècle.
Le film aurait pu s'appeler Les Cowboys, et comme le film de Thomas Bidegain qui porte ce titre – et est aussi par ailleurs, une histoire qui se passe sur les routes -, il aurait dit par là que rien n'a changé, ou si peu. Que les voitures avec musique à fond ont juste remplacé les chevaux – ce plan savoureux où dans le même cadre, s'alignent la voiture de Toby, un bolide vert clinquant conduit par des jeunes, et un cheval et son cavalier à l'arrière plan; un parallèle des générations et des temps qui se succèdent. Sortant à pas pressés de l'hôtel où il n'arrive pas à dormir, Marcus enroulé dans son plaid à motifs ressemble à une imagerie de vieil indien sage. Et cet homme qui se dépêche d'éloigner son troupeau car un incendie s'est emparé de ses champs, à un cowboy : il est à cheval, et il dit aux deux rangers que même à notre époque, il n'a pas d'autre solution que celle-là. Il leur glisse que son fils ne veut pas reprendre ce boulot, et que ça ne l'étonne pas. Ici se dit un lourd héritage, pas de cadeau pour la suite, un peu comme ce que laisse malgré elle la mère des deux frangins en partant.


  Il n'empêche. Sur cette route confuse et désespérée, la lumière de l'image entoure à de nombreuses reprises les deux frères d'une chaleur qui doit être celle d'une aube à venir - ils braquent les banques au petit matin. Un signe d'espoir pour eux ? Comme à sa manière Hugo couvrait de bienveillance ses personnages par son écriture, même Javert. Tout comme Bouli Lanners faisait que le gris du monde de ses héros nomades était doux. Dans Midnight Special de Jeff Nichols, autre film de fuite sur les routes, c'est un lever de soleil qui sera salvateur. « L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt » répète Tanner à son frère, le sourire aux lèvres.
Et comme dans un autre film de Jeff Nichols, Loving, où la maison familiale se construit enfin après un long combat, Toby réussit à acheter ce qui était déjà sa maison – logique contemporaine - et la sécurité et l'avenir de ses enfants, en puisant le sol au sens propre.

Le cercle menaçant dont nous parlions plus haut est néanmoins toujours là. Il est là au moment de la confrontation folle entre Tanner, qui se croit seigneur des plaines sur sa falaise, et l'armée de rangers. Comme la masse de la tragédie qui s'abat dans l'arène, enfermant ses personnages dans un espace sans issue. On sentait Tanner menacé par son épée de Damoclès presque dès le début du film, par cette façon de se tenir prêt à exploser, de ne pas suivre les règles, de décoller à toute allure comme pour rattraper ses dix ans perdus, quitte à se brûler les ailes. C'est un beau personnage, pris au piège du cercle implacable dont il a conscience, j'en suis sûre, presque tout le temps.
Il n'est pas le seul. A la fin, Toby et Marcus discutent sous le porche, leurs paroles partiellement recouvertes par le bruit des machines à puiser le pétrole derrière eux, et leur mouvement cyclique, répétitif, résonne comme pour les avertir d'une présence persistante dont ils ne pourront se défaire.



Le sol, s'il se révèle un puits d'une richesse bienvenue, s'il est enfin une victoire, sera aussi toujours entaché de souvenirs sombres. « Ça te hantera, ça me hantera aussi » : si à ce moment les deux hommes parlent de leur histoire à eux, on peut facilement voir que c'est un territoire plus grand que le leur encore qui sera longtemps hanté. L'herbe sur laquelle s'attarde le tout dernier plan pointe nos yeux sur le mauvais engrais dont elle se nourrit – du pétrole pour faire taire à jamais un crédit, du sang étalé. Elle doit être plus verte ailleurs, pensons-nous.

Et cette image très forte des voitures ensevelies au fur et à mesure de leur cavale par les deux frères crée un nouveau genre de créature cinématographique : celle que fait naître un système éminemment contemporain. Le convoi poétique à moteur amorcé par les autres films que nous avons évoqués ici est alors sérieusement menacé de disparition. Toby d'ailleurs à la fin ne court plus. Mais vous aurez remarqué qu'il précise à Marcus que ce n'est pas sa maison, mais celle de ses fils. Où ira-t-il ? Quelle est la route sur laquelle il pourra s'échapper ? Quelle sera la suite de l'histoire ?

la suite est sur la route...


CHARLOTTE


Merci à Marine

1 commentaire:

  1. Rien que pour cette scène de braquage raté dont tu parles, il faut que je vois ce film !
    Merci pour la critique.

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