30/03/2015

SÉANCE DE RATTRAPAGE : VANISHING POINT (Richard Sarafian - 1971)

POINT LIMITE ZÉRO

           " Ainsi va la Challenger poursuivie par les garnements bleus sur roues, les voitures de la vicieuse escouade de la circulation sont après notre conducteur solitaire, le dernier héros américain, le centaure électrique, le demi-dieu, le super conducteur de l'ouest doré ! Deux vilaines voitures nazies sont juste derrière le beau conducteur solitaire, les voitures de police sont de plus en plus proches de notre âme-héros dans sa voiture-âme. Oui bébé, ils sont sur le point de frapper, ils vont l'attraper, l'écraser, violer la dernière belle âme libre de cette planète... Mais, il est écrit que si l'esprit du mal a armé le tigre avec des griffes, Brahman a pourvu des ailes à la colombe. Ainsi parla le super gourou. As-tu entendu ? "
Et ainsi parla Super Soul, DJ aveugle d'une radio locale, rapporteur solidaire de la quête solitaire qui anime Kowalski. Conducteur hors pair, ce dernier a parié qu'il relierait Denver à San Francisco en moins de douze heures – là où il en faut plus de quinze pour un individu dépourvu de speed et préoccupé par sa vessie.


Kowalski, c'est le creuset dans lequel fut forgé le road warrior Rockatansky de Mad Max, dont l'introduction s'inspire presque plan pour plan de Vanishing Point alors qu'il sort huit ans plus tard. Personne n'avait filmé la route comme ça avant Sarafian. Personne ne la verra plus pareil après. Référence centrale du Boulevard de la Mort de QT, la virée de la Dodge Challenger blanche a fourni son lot d'inspiration à la pop culture outre-atlantique et ne s'est finalement que peu inscrite dans les consciences collectives hexagonales.

Kowalski dans Vanishing Point

Et pourtant. Une mise en scène nerveuse et efficace, une bande son ultra classieuse et les personnages mémorables qui traversent un récit tenant en une ligne mais en disant beaucoup plus, contribuent à faire de ce film bien autre chose qu'une simple course poursuite sensationnaliste d'une heure trente.
De prime abord décérébré à roulettes, Kowalski se dévoile peu à peu lors de brefs flashbacks qui soulignent les blessures d'un homme que son époque n'a guère épargné et qui pourtant s'est toujours tenu à sa ligne de conduite. Surtout, le film opère le même constat d'échec de l'utopie hippie et de la perte des illusions que Easy Rider avec lequel il partage l'exploration du rêve américain et de ses mythes le long des interminables serpents d'asphalte qui couturent le désert.


Max Rockatansky dans Mad Max
Vanishing Point se pose là comme l'équivalent du film de Hopper, son complément dont la rage viscérale en fait une pierre blanche dans le jardin de la contre-culture agonisante d'alors – et encore sous assistance respiratoire de nos jours.
Ce film dit quelque chose de puissant sur la société américaine tout en captant l'air du temps comme peu parviennent à le faire. Il montre une société bien-pensante au puritanisme de bon aloi jeter sa condescendance à la face des "originaux" qui résistent encore et représentent immanquablement dans le film ceux pourvu des plus hautes valeurs et de la plus grande humanité.


Nous sommes face à une société bien ordonnée et conservatrice qui ne supporte rien moins que la différence – automatiquement rangée au rayon de l'anormalité – ou ce qui ne s'inscrit pas dans ses carcans et qui essaie de broyer de façon systématique tout individu qui ne se reconnaît pas dans ses dogmes et le prêt-à-penser dictant comme il faut être et comme il ne faut pas.

Nous retrouvons alors, hier comme aujourd'hui et faut-il le craindre, pour longtemps encore, l'idée très présente que la "société" et l'ordre établi représentent immanquablement le plus haut degré de civilisation jamais atteint, mais en plus de cela : indépassable. Les racistes et xénophobes de tous poils, liberticides, conservateurs et réactionnaires hargneux partisans du "c'était mieux avant", nostalgiques d'une société qui n'a jamais vraiment existée et qu'ils fantasment en les redessinant lorsqu'ils puisent dans leurs souvenirs, ont toujours fait leur beurre sur ces préjugés qui permettent précisément de se passer de toute réflexion ou de toute ouverture d'esprit.

La Dodge Challenger de Vanishing Point
Parce que l'Homme a besoin de repères, d'ordre et de sens. Soit, le sens est effectivement un besoin vital identifié chez nous. Sauf qu'il en a besoin parce qu'il a peur et tout ce qui lui semble secouer un peu trop fort les convictions et les principes qu'il a gravé dans le marbre une fois pour toute afin d'éviter l'effort d'avoir à les remettre en question un jour, devient irrémédiablement suspect, donc dangereux, donc à proscrire. Rien ne s'accroche plus à ses croyances qu'un être humain qui vacille sur ses fondements et se trouve dénué de l'ouverture d'esprit nécessaire pour le gérer. Plutôt que de laisser en paix son prochain en acceptant qu'il mène sa vie comme il lui convient, il entend se poser juge et parti, frappe d'un glaive pas si aveugle tout ce qui ferait chanceler ses principes pourrissants.
Remettre en cause ce à quoi on s'est accroché sa vie durant revient pour beaucoup à faire le constat d'un échec insupportable. Aux autres d'être comme eux ou de ne pas être du tout. C'est exactement cela qui rend le Joker si intéressant et si effrayant. Rien dans leur monde n'a de prise sur lui. Ni l'argent, ni le pouvoir, ni la menace. Le nihilisme absolu. La liberté irréductible. Le détonateur d'un monde malade. Le Joker, c'est aussi Tyler Durden. C'est Snake Plissken. C'est Raoul Duke. C'est Larry Flint. C'est tous ceux qui n'en ont rien à cirer, tous ceux qui envoient cette société se faire mettre parce qu'ils ne la reconnaissent pas comme la leur. Et ça, ça lui fout la trouille à la société, alors elle sort la broyeuse.

Le Joker dans The Killing Joke de Brian Bolland et Alan Moore
Elle dessine la conception d'une "normalité" absolument normative qui annihile la liberté par sa peur de la différence. Une normalité nécessairement risible en ce qu'elle ne peut être que passagère, même à la pourtant si petite échelle humaine et qu'elle évolue autant que nos cultures qui ne pourraient se figer sans perdre leur substance. Ce qui est valable ici et maintenant comme norme sociale ne l'était pas il y a mille ans et ne le sera immanquablement pas dans mille ans d'ici. Le reste est prétention.

Cette sclérose de la pensée s'avère sidérante pour l'homme éveillé mais rassurante pour celui qui, terrifié, nécessite le confort d'un environnement maîtrisé et connu, et par conséquent formaté – regardons les Civitas et rions un peu alors qu'ils croient avec la plus triste sincérité que leur vison unilatérale du fonctionnement du monde s'avère sans aucune contestation possible la bonne et la seule. Ces mêmes personnes qui condamnent les autres sans chercher à les comprendre et optent pour les mêmes rhétoriques fanatiques qu'ils dénoncent avec force dès lors qu'elles s'écartent un tant soit peu de leur modèle personnel, nécessairement  meilleur, nécessairement supérieur. Le veau d'or a emporté le morceau, désolé de vous le dire. La forme des symboles vaut désormais bien plus que les idées qu'ils incarnent.



C'est précisément de cela dont parle Vanishing Point et c'est déjà Aldous Huxley qui en 1958 a le mieux décrit la nature du dévoiement de la société contemporaine. Il écrit alors dans son essai Retour au meilleur des mondes :

" Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent le plus normaux. Pour beaucoup d'entre eux, c'est « parce qu'ils sont si bien adaptés à notre mode d'existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu'ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés ».  Ils sont normaux non pas au sens que l'on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale et c'est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental.  Ces millions d'anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s'accommoderaient pas s'ils étaient pleinement humains et s'accrochent encore à « l'illusion de l'individualité », mais en fait, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l'uniformité. Mais l'uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu'avec la santé mentale… L'homme n'est pas fait pour être un automate et s'il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit. Au cours de l'évolution, la nature s'est donné un mal extrême pour que chaque individu soit différent de tous les autres (…). Physiquement et mentalement, chacun d'entre nous est un être unique. Toute civilisation qui, soit dans l'intérêt de l'efficacité, soit au nom de quelque dogme politique ou religieux, essaie de standardiser l'individu humain, commet un crime contre la nature biologique de l'homme."

Regardez alors le monde autour de vous aujourd'hui et ce sera cette fois George Abitbol qui le résumera le mieux.

Bob Coolidge

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