10/11/2013

CRITIQUE : SNOWPIERCER - LE TRANSPERCENEIGE (Bong Joon-ho - 2013)

ET ROULE LE NAVIRE

W. IS RULING


Parcourant la blanche immensité
D'un Hiver éternel et glacé
D'un bout à l'autre de la planète
Roule un train qui jamais ne s'arrête


     L'univers dépeint noir sur blanc par les français Jacques Lob et Jean-Marc Rochette en 1982 repose sur un postulat profondément pessimiste. Sur une terre dévastée par un froid mortel, un train roule inexorablement vers nulle part, accomplissant sans fin le même trajet. Prisonniers dans le ventre de cette arche mécanique providentielle, les survivants ont fondé une nouvelle société hiérarchisée. Ce nouvel "ordre mondial" permet à la Sainte Loco de poursuivre sa route.


« Si la Machine s'arrête, nous mourrons tous ! »


Dans cette très libre adaptation cinématographique de 2013, une dictature de droit divin dirige les wagons d'une main de fer et ses officiels vouent un culte à Wilford, le constructeur de la Machine (Le Transperceneige n'est jamais nommé comme tel). Néo-Noé génial, Wilford (Ed Harris) préserve dans sa grandiose miséricorde chaque spécimen de l'ancien monde : l'homme et la femme, la faune et la flore, le riche et le pauvre, la civilisation et la barbarie. Loi de l'entropie oblige, l'aristocratie loge confortablement à l'avant dans une prison dorée tandis que le vulgum pecus survit en queue de piste dans un fourgon à bestiaux. Cet ordre social est immuable. 
Désireux de renverser le régime et guidé par le sage Gilliam (John Hurt), les "queutards" multiplient en vain les révoltes sanglantes. Le jeune et placide Curtis (Chris Evans) est choisi pour diriger la prochaine révolution. Suivant l'aide d'un indicateur anonyme (?), il doit remonter le train pour trancher la tête du sauveur. Ce parcours vers la liberté semé d’embûches le dirige aussi vers la vérité, récompense bien plus importante et effarante.

Au premier plan : le regard hypnotique de Ko Ah-sung, prisonnière professionnelle depuis The Host
Des surprises, le film en réserve et déjoue bien nos attentes. Pour sûr, son habileté à varier les registres peut rebuter. Pourtant, force est de constater son audace.
Érudit du 9ème art, ne comptez pas sur votre expérience de lecteur. "Bien adapter" ne rime point avec "copier-coller", surtout quand il s'agit d'une bande-dessinée (pas vrai Zack Snyder ?) Le film ne suit donc pas les rails tracés par l’œuvre originale. Réalisateur coréen de grand talent et co-scénariste du film, Bong Joon-ho prend ses aises avec le matériau originel a priori difficilement adaptable. Il conserve le postulat, le squelette et l'esprit du récit, mais réécrit tout. Grand bien lui fasse ! Quitte à déplaire aux puristes de la sacro-sainte fidélité, Bong offre une histoire plus trépidante et plus cinématographique. Il y injecte surtout ses propres obsessions et livre une vision personnelle, à la fois archi-violente et humoristique, généreuse et désespérée.

Faut dire que le réalisateur aime jouer avec nos illusions. D'une intrigue apparemment bête comme chou, il livre un récit plus tortueux et passionnant qu'il n'y paraît de prime abord. La croisade linéaire et manichéenne promise par la bande-annonce, l'affrontement entre les gentils pauvres et les méchants richards façon Metropolis ou le récent Elysium, prend rapidement un tournant plus complexe et imprévisible. Les attentes sont bousculées à de multiples reprises, autant pour le spectateur que pour le personnage bong joon-hesque. Ce piège des apparences est récurrent dans la filmographie du réalisateur coréen. Que ce soit dans Memories of Murder, The Host ou Mother, les antihéros sont gavés de certitudes avant de se heurter à un mur, une situation inextricable ; sombre tunnel tragique et absurde dans lequel les protagonistes cherchent la lumière ; où la découverte d'une issue est souvent illusoire. Dans Snowpiercer, cette thématique récurrente est représentée concrètement à l'écran. Le tunnel est le train. Notons au passage que le dénouement génial et poignant de Memories se déroule sur une voie ferrée et au porte d'un tunnel sombre. Quant à savoir si c'est "coïncidence", "interprétation abusive de l'esprit dérangé qu'est le mien" ou "leitmotiv du réalisateur" : ? A vous de juger !

Reste au personnage à trouver une solution coûte que coûte, souvent en dépit du bon sens et de toute réflexion morale. Censé enrayer le réchauffement climatique, les hommes déclenchent involontairement une nouvelle ère glaciaire. Censé préservé l'humanité, le Transperceneige engendre un régime totalitaire aliénant. Censé arracher les siens à l'horreur, Curtis les mène au bain de sang. La fin justifie donc les moyens dans ce monde impitoyable où chacun peut être sacrifié pour la "bonne cause". Plus la horde sauvage ouvre de nouvelles portes et découvre un nouveau wagon, plus cette vérité apparaît. Le film nous éveille alors sur l'avenir de nos sociétés contemporaines fondées sur l'apparence et le cynisme. 

Abstraite, métaphorique, mythologique, la quête de Curtis suit un parcours initiatique et satirique que ne renieraient ni Voltaire ni Socrate. Snowpiercer, c'est l'allégorie de la Caverne sur rail, un conte philosophique travesti en blockbuster bourrin, un vrai film intelligent sans en avoir l'air... un peu l'inverse de la trilogie Matrix en somme (non, ceci n'est pas un troll)
Certes on y trouve de la bagarre, mais elle n'est pas gratuite. Les scènes de bastons sont de véritables réussites. Nerveuses, sèches, lisibles, elles n'esthétisent jamais la violence extrême et suggèrent plus les coups portés qu'elles ne les montrent vulgairement. Le cinéaste se soucie de l'éthique. Chaque scène d'action sert le propos du film et regorge d'idées sympathiques et distrayantes (parfois d'un goût un peu douteux : le super fighter qui sort de nulle part, c'est un peu limite)


Humour du désespoir


Tout comme le cinéma des frères Coen, le pessimisme déprimant est contre-balancé par des traits incongrus d'humour burlesque, voir grotesque. La poésie quant à elle est disséminée par notes subtiles et repose souvent sur la contemplation éphémère du désert glacée, un paysage de mort magnifique. Les ruptures de ton sont brutales et surprenantes mais n'altèrent ni le rythme ni la cohérence du long-métrage. Ces touches humoristiques et poétiques apportent à l’œuvre une certaine légèreté salvatrice et le recul nécessaire face à l'action trépidante. L'essence du film et le cœur du cinéma de Bong Joon-ho se situe d'ailleurs dans les décalages constants. Ce n'est sans doute pas par hasard si la fameuse scène de l'école est placée à mi-parcours, séquence sans doute la plus osée et barrée du métrage (et qui titille les ciseaux de Harvey Weinstein, allez savoir pourquoi !).

Ce tour de force provient d'une mise en scène millimétrée qui cadre (presque) toujours le plan qui tue, d'un montage malin qui lie les enjeux et dans le jeu contrasté des acteurs. Mason, incarnée par Tilda Swinton, semble tout droit tirée d'un film de Fellini, tandis que ses sbires sortent de Brazil. A travers eux, ce train prend des airs de cirque itinérant, dont les clowns sont bourreaux, les passagers des pantins et le tout compose une gigantesque mascarade artificielle. Face à elle, Chris Evans impose un charisme froid et un regard insensible. A côté de lui, Song Kang-ho campe Namgoong Mitsu, le maître des clefs. Cet acteur caméléon de génie est évidemment excellent, bien qu'il soit mis un peu en retrait.
D'ailleurs, Curtis bénéficie de la meilleure caractérisation et de la plus grande complexité. Malheureusement, les autres protagonistes sont un peu plus lisses. Pour la défense du film, notons qu'il ne dure que deux heures. Développer autant de monde à partir d'une intrigue si épaisse en si peu de temps est quasiment impossible. En outre, ces rencontres à peine esquissées ou avortées avec les personnages participent à renforcer le sentiment nihiliste du film. C'est le groupe incarné par Curtis qui compte, et non ses membres individuels. Tout comme la troupe des privilégiés est personnifiée par l'infâme et grotesque Mason. Quand un défaut apparent est aussi une qualité intrinsèque, il n'y a plus matière à broncher. Mais Bong Joon-ho nous a appris à mieux apprécier ses personnages par le passé et à vraiment trembler sur leur sort respectif. Nulle doute que The Host était plus réussi à ce niveau.

Inspiré de la bande-dessinée, on rapproche aussi le dernier Bong Joon-ho de l'univers vidéo-ludique. Le parcours d'obstacles fait songer au Beat them All, Streets of Rage ou au FPS (notamment le dystopique Bioshock). Mais ce film honore aussi son propre medium. Certes, les références au genre S-F et aux classiques de la Speculative Fiction pullulent, mais allons plus loin. Dans La Nuit américaine, Truffaut se prend pour Apollinaire et utilise la métaphore d'un train qui avance dans la nuit pour décrire le cinéma. En regardant Snowpiercer, on donnerait raison au cinéaste français (une fois n'est pas coutume). C'est du cinéma hybride et du grand où le train, véritable personnage principal, défile telle la pellicule dans la Machine à rêve. Où chaque wagon reflète un genre cinématographique. Snowpiercer n'est sans doute pas l'oeuvre la plus aboutie de son auteur, ni la plus attachante (Memories of Murder rules !). Mais c'est un sacré morceau de cinéma typiquement coréen. Pour certains, le Soleil Vert du XXIème siècle, déjà un classique instantané de la S-F.

Allez savoir ? C'est du pur Bong Joon-ho. C'est déjà énorme et ça rentre direct dans mon top 5 2013. Si le réalisateur coréen continue de filer à ce train d'enfer, je ne suis pas prêt de quitter le convoi.


Le casting de l'année ?

Mumu (du Haut-Canif)

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